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Notes Préliminaires sur les Modes de Reproduction

May 27th, 2023

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Repris de la traduction publiée dans Vers la plus queer des insurrections, chez Libertalia.

La guerre entre les formes-de-vie n’est pas une guerre entre identités, malgré les apparences. Dans cette guerre le parti négatif est celui du queer, de l’anormal. Le queer constitue la force négative qui est crucialement impliquée dans la prolifération de l’identité par sa lutte pour s’affirmer positivement en dehors du royaume du normal (chaque acte queer positif produit encore une nouvelle position à l’intérieur de la normalité), pour autant seul le queer peut, en dépassant ses limites dans la lutte, menacer de démolir toutes les tours. C’est parce que le queer est en position de détruire le mécanisme de la reproduction qu’il habite et fait vivre (le mécanisme de la différence, de l’anormalité, de l’étrangeté).

NOTES PRÉLIMINAIRES SUR LES MODES DE REPRODUCTION

LE 17 AOÛT 2010

PAR GENDER MUTINY

Il a suffi que tu dises « nécrophilie » pour que je tombe sous ton charme…

CRÉATIONNISME

Je crois en un seul Seigneur, Jésus-Christ,

le Fils unique de Dieu,

né du Père avant tous les siècles ;

il est Dieu, né de Dieu, lumière, née de la lumière,

vrai Dieu, né du vrai Dieu.

Engendré, non pas créé,

de même nature que le Père,

et par qui tout a été fait.

Symbole de Nicée

Il n’y a pas de logique plus complète que celle du monisme, même si elle est aussi la plus contestée. Tant que toute Création est dérivée de Dieu et de Sa Parole écrite, aucun assaut ne peut ébrécher ses murailles. En Vérité, la logique du monisme contient tout, elle ne peut avoir aucun ennemi. Les cris des athées et des non-croyants ne peuvent pas atteindre les oreilles de ses partisans, parce que l’hérésie est une impossibilité logique.

La reproduction de Dieu n’ajoute rien à la perfection de son Soi. Dieu peut seulement reproduire Lui-même – l’homme à Son image, le Fils à Son image – des copies, pas des progénitures. La Création de Dieu est faite par Lui seulement, elle ne peut ni le surpasser ni exister au-delà de Lui.

Quand Dieu se masturbe, Il se reproduit. Partout où se verse sa semence, la vie éclate.

En un flash, c’est comme si vous étiez ne, jeté dans l’obscurité. Espace agité, profondément étranger aux Derniers Temps. Naturellement, sans idée de là où vous êtes, vous avez fait naufrage, vous avez seulement le mot naufrage pour lanterne et explication, pour le reste vous êtes dans l’obscurité. Tout est perdu. Cette perdition est un état dont vous ne saviez rien. Vous êtes adulte et bipède, mais l’espèce est inconnue. Vous ne savez pas être. Nous ne nous souvenons pas de ce monde du tout.

Dans le monisme, il n’y a qu’un genre, celui d’homme. L’homme qui a été fait à l’image de Dieu et, comme Dieu, se reproduit en versant sa graine sur la terre en jachère. La terre – que nous appellerons femme – ne constitue pas un genre distinct à elle-même, elle est plutôt sans singularité ni âme, une forme matérielle vide.

Parler de femme dans l’idéologie du monisme est une impossibilité- c’est-à-dire à moins qu’on parle d’un néant, d’une absence, d’un fantôme. N’étant pas un homme, la femme ne peut pas exister dans la Création de Dieu parce que ce qui n’est pas Un, qui n’est pas Dieu, n’est pas. Le vide est l’origine ontologique de la femme. Elle émerge du néant parce que son existence est non seulement impossible mais tout à fait interdite dans la logique moniste. Si une femme existait (mais évidemment, elle ne le pourrait pas), elle devrait être un néant. Ainsi c’était seulement par l’affirmation ininterrompue de sa non-existence qu’elle pouvait exister. Elle ne pouvait pas, dans la Vérité moniste, être, et ainsi elle était un fantôme quand elle vivait dans le jardin, et c’était un vide qui souffrit la douleur de l’accouchement, et un spectre qui traversa les salons du roi pour laisser derrière des traces de désir sur son corps.

PROCRÉATIONNISME

Quand les filles et les garçons atteignent la puberté, leurs corps commencent à changer et à mûrir. Dès lors, si un mâle et une femelle ont des rapports sexuels (souvent appelés «faire l’amour », ou «coucher avec quelqu’un »), il se peut que la fille tombe enceinte, c’est-à-dire qu’un bébé commence à se développer.

«Comment on fait les bébés »

A partir du moment où on commence à parler de la femme en tant que telle, on ne parle pas de Dieu et de Son monde, mais plutôt du monde de l’opposition. A partir du moment où la femme s’est mise à exister, ne serait-ce qu’à l’état de pensée, et en fait sous n’importe quelle forme excédant la non-existence, le centre ontologique du monisme ne pouvait pas tenir. Il faut dire que dans cette crise s’étend un potentiel silencieux d’annihilation totale de l’existant – la femme, jusqu’ici elle-même inexistante, un être du vide, venue de rien et renvoyée au néant, pourrait-elle nier l’existant qui était sa propre négation? Mais si féroce soit l’affirmation par la femme de sa propre existence que sa force ne ferait pas pour autant chanceler et s’effondrer le monisme sous le poids de l’impossibilité de quelque chose qui lui est vraiment extérieur, mais plutôt équilibrerait et harmoniserait l’homme. Tout ce qui sépare la modernité de ce qui a existé avant est le décalage radical d’un existant monolithique à un existant dichotome.

Nous ne cessons pas de nous tuer. Nous mourons I’un.e l’autre, ici et là, mon bien-aimé.e, et c’est une hantise, c’est un exorcisme, ce que nous simulons est une simulation. Je ne sais si c’est là un péché une manœuvre une vaccination l’apprivoisement d’un python la réparation d’une cage, c’est une inclination, nous ne cessons de nous confronter à nos tours en y posant nos lèvres… l’érotisme au millième degré, lèvres sur le rouleau sacré, la saisie innocente du livre, le saint, le simplet, nous savons tout là-dessus, nous l’avons toujours pensé, nous avons aussi toujours eu peur pour nos tours, une clarté si saisissante, et nue, mais quelle quand terreur quand les vrais avions se sont vraiment écrasés contre elles, une terreur noire qui a mordu nos cœurs, cela peut donc arriver dans la réalité, en réalité il y avait un tombeau sur un de nos corps, c’était un fait et aucun réveil, nous nous étions réveillé.e.s assassiné.e.s…

L’exploit de Prométhée est accompli. L’acte de la création volé à Dieu et diffusé à de simples mortels pour être souillé. Ielles s’engagent dans le désir charnel et, quand des humains petits, humides, rabougris, émergent de leurs entrailles, ielles s’émerveillent devant leur puissance divine de création de la vie.

L’image de Dieu unique, le Père, le Tout-Puissant, créateur du Ciel et de la Terre, ne règne plus. Sa création l’a abandonné, et maintenant ielles se prosternent devant de fausses idoles et s’agenouillent devant l’image de l’Enfant.

Dieu s’attarde encore ici. Avec Ses actes masturbatoires de Création raillés, il met I’auto-érotisme de côté et se plie à l’hérésie de son troupeau. Il construit Sa Trinité procréative : Père, Fils et Saint-Esprit; père, mère et Enfant. Cette imitation divine des actes procréatifs profanes est trop tordue. Il n’a pas admis l’existence de la femme, du dualisme, de l’Autre; et dans le régime binaire, l’hétérosexualité est sacro-sainte. Dorénavant, ils adorent l’Enfant.

Alors qu’avant le créateur avait été l’objet de l’adoration, le procréationnisme déplace l’attention sur ce qui crée. L’acte sexuel est assez banal pour que seulement les penseurs conservateurs, toujours attachés aux vieilles manières de vénérer Dieu, puissent l’envisager comme acte divin. Le parent n’est plus imprégné d’un voile de mystère ou d’inconnu. Mais l’Enfant – qui peut se souvenir de son enfance? – l’Enfant est une image qui pourrait prendre la place du mystère sacré de la reproduction.

L’image est singulière mais sa source est binaire. Le mythe que les subjectivités viennent de Dieu est mis a l’écart par l’idée qu’on existe simplement parce que nos parents ont baisé à un moment donné et n’ont pas utilisé de moyen de contraception. La foi religieuse dans un événement dont on n’a pas fait l’expérience est désormais brisée, une simple explication scientifique et historiquement rigoureuse suffira. On ne se souvient toujours pas de sa conception ou de sa naissance, mais la méthode scientifique confirme que d’autres bébés sont faits de cette façon, et donc « Moi aussi  ».

Le mythe – ou le fait – procréatif structure et donne sens à l’opposition binaire des sexes. Les catégories de mâle et de femelle ont sens et puissance parce que leur stabilité et leur dualité sont génératives. Comme le pouvoir de Dieu de créer la vie provient de lui-même, le mâle et la femelle, dans leur opposition et dans leur union, ont la puissance de créer la vie. «Dieu m’a fait, donc je suis » est venu remplacer « ma mère et mon père m’ont fait, donc je suis ».

La famille constitue le dispositif procréateur, distingué du dispositif créateur par une opposition binaire inhérente à l’inclusion de la femme dans le royaume de substance. C’est seulement par l’union des sexes opposés que des bébés sont faits, alors que Dieu le Père, le Fils et le Saint-Esprit étaient engendrés, non pas créés, et donc restés une seule substance avec le père. Un monde moniste pouvait se reproduire dans les plus parfaites singularité et uniformité, mais une fois que la femme s’était posée dans sa différence, la force de son Altérité a été établie comme force procréatrice. Et il en serait ainsi pour la reproduction du futur, de l’ordre politique et du capitalisme.

La pomme de l’Arbre de la Connaissance mangée par Eve a pu avoir entraîné la chute de la grâce moniste vers le blasphème dualiste dans la mythologie que nous connaissons; dans l’Histoire c’est la pomme qui est tombée sur la tête de Newton qui a déclenché la pensée dualiste. La théorie de Newton identifie les forces qui tiennent et harmonisent le monde dualiste dans le vide contre la menace de l’effondrement (a l’instar des hautes murailles du château de Dieu qui ont tenu le monde moniste). C’est-à-dire : pour chaque force il y a une réaction de force égale et de direction opposée. Un exemple simple dans le système de la physique newtonienne explique comment deux corps célestes de vitesse suffisante peuvent se satelliser en harmonie par la dynamique de leurs forces relatives de pesanteur sans s’effondrer l’un dans l’autre et répandre leur poussière dans le vide. De la même manière, la pensée dualiste équilibre et harmonise le monde du procréationnisme.

La modernité est la physique newtonienne, est la dialectique, est le libéralisme, est la reproduction binaire, est le capitalisme. Il est inutile de dessiner les connections entre chacun de ces derniers, quand chacun est un aspect de la même logique. Le triomphe de la logique de deux sur la logique de un définit le monde que nous habitons, bien que ce monde soit en cours d’être supplanté par le monde de la pluralité.

De l’image de l’Enfant vient l’image du Futur, nos espoirs et rêves, notre investissement dans un meilleur monde pour de futures générations. Vers l’image du Futur le projet politique est toujours dirigé. L’enfant est le Futur, et de la même façon que la Famille produit l’Enfant, l’appareil politique produit le Futur.

L’ordre politique de la modernité est le libéralisme. La monarchie a régné sur le monde moniste, et le monde binaire exige quelque chose de plus équilibré. En un geste est la souveraineté de l’État est équilibrée contre les droits du peuple tandis que l’État déploie des partis politiques opposés et des systèmes de contre-pouvoirs pour opposer lui-même à lui-même. Le système libéral de gouvernement est, tout simplement, la forme-État emballée dans la logique de dichotomie. Chaque idéologie politique qui s’exerce dans l’effort de combattre une autre tendance politique ou d’affirmer le pouvoir du peuple en résistance ou en opposition a celui du gouvernement participe au discours du libéralisme.

Le monde de l’opposition est le monde de la dialectique. Tout comme ‘opposition des sexes produit l’Enfant et ensemble ceux-ci constituent la famille. Le capitalisme se reproduit par l’opposition des classes.

En dialectique, l’existant contient sa propre contradiction – le prolétariat. Le prolétariat est la force négative qui pourrait détruire le capitalisme ; plutôt que d’exclure son ennemi, de la même façon que la femme a été exclue par le monisme, le capital verrouille sa force négative en lutte avec lui-même et de ce fait exploite son travail pour la production, contrôle sa reproduction comme source de plus de travail et reproduit le capitalisme par la lutte de classes.

La dialectique dicte que le projet négatif du prolétariat – l’abolition du capital – nécessite la destruction du prolétariat en tant que tel. Les enjeux ont été relevés. La force négative n’est plus une impossibilité logique dans le royaume de l’existant, mais une machine intégrante à la reproduction de ce dernier. En même temps, pourtant, cette première est validée, reproduite et alimentée par le même ordre qui l’exploite. En fin de compte, le désir du prolétariat pour la libération et l’autonomie face au contrôle de la bourgeoisie, comme le désir de la femme d’affirmer son être existentiel dans le royaume de l’homme, maîtriseraient leur désir d’abolir l’état actuel des choses.

Chaque étape de la lutte de classes a donné naissance à une autre étape du capitalisme, et chaque nouvelle manifestation du capitalisme est plus parfaite que la précédente. Le dernier point culminant de la lutte des classes – mai 1968 – avec ses revendications radicales de séparer le mouvement ouvrier de la gestion des bureaucrates syndicaux (c’est-à-dire son projet de travail autonome et libéré) en a été la plus significative, et a donné naissance à l’ère postmoderne accompagnée d’un mode de reproduction qui a surpassé l’opposition dialectique. La tour de Babel était tombée il y a bien longtemps; c’était à présent le tour des Twin Towers.

RE-CRÉATIONNISME

Découvrez le nouveau vous…

C’est votre monde…

Un téléphone qui vous possède.

C’est tellement vous…

On peut l’entendre dans la rue et au travail, dans la salle de classe de l’université et au conseil d’administration, à la dernière rencontre radicale et à la plage, dans les soirées et dans les espaces underground : la logique de la dualité est tellement vieux millénaire.

Nous vivons dans un monde postmoderne, et vous êtes une fille postmoderne. Ce qui veut dire que vous n’êtes pas vraiment une fille. Le postmodernisme pose en principe un ordre social dans lequel les structures binaires sont déstabilisées. En premier lieu la structuration de la différence sexuelle, la structure même qui représentait les moyens par lesquels la vie a été créée.

La déstabilisation des sexes binaires et oppositionnels constitue une crise de la famille et de la reproduction de la vie, nais cette crise n’est pas celle qui annoncera la fin de la reproduction. Un grand assemblage de techniques de biotechnologie, de cyberproduction et de travail social est déployé pour permettre, entre autres, des possibilités reproductrices «queers» ainsi que le dépassement des limites de l’utérus humain qui cesse trop facilement de fonctionner, particulièrement sous l’effet du stress de la vie postmoderne. Cette analyse achoppe, cependant, à identifier la manière dont les questions centrales de la reproduction ont été déplacées de l’acte de la fabrication de bébé à la construction de l’individu, tout comme la mise au centre de la fabrication de bébé dans la pensée procréationniste usurpait l’ancienne importance de la question de la création cosmique.

Le mode primaire de reproduction dans un monde postdialectique est la reproduction de l’individu – c’est-à-dire le re-créationnisme. La singularité postmoderne n’est pas créée par Dieu ou ses parents, mais est construite par un processus pluraliste qui est de plus en plus « artificiel », « social » et, paradoxalement, autoréalisé. Ce processus est le processus d’identification.

Le processus reproducteur pluraliste ne pouvait plus accepter de limites. Chaque fois qu’il se reproduit, il existe sur une échelle ontologique. Il n’y a aucun besoin de parler des modes de reproduction constitués par trois, quatre ou quarante-quatre tours parce que, une fois qu’il y en a trois, les tours ne se reproduisent pas elles-mêmes, ni la relation entre elles, mais de plus en plus de tours, pas jumelles mais uniques et individuées, marchant à travers le paysage à un rythme toujours croissant. Le World Trade Center est tombé mais aujourd’hui s’élèvent plus de gratte-ciel que jamais.

Depuis leur mort, toute leur douleur… notre réserve de poisons confiée aux tours, comptant évidemment sur le gros système des passions américaines, en somme l’ensemble du jeu anxieux et maléfique – de nos vies, nos croyances primitives, nos frissons, les fantasmes morbides inspirés des Grecs et de la Bible, toutes ces archives affreuses que nous avions instinctivement conservées dans nos tours – et donc inconsciemment utilisées comme enveloppes colossales renfermant toute idée de catastrophe, des cercueils costumés comme les temples de nos pulsions de mort. La diversité est l’impératif scientifique imposé par la science évolutionnaire et les théories postmodernes du devenir.

Le stress de l’évolution rapide des marchandises et des formes-marchandises dans le capitalisme tardif imposent des variations rapides sur le marché du travail qui se manifestent dans la vie postmoderne de l’ouvrier comme la condition de précarité. La précarité, réciproquement, est l’élan des travailleurs et travailleuses de re-création continuelle d’eux et elles-mêmes. Ce processus est ressenti dans la vie de l’ouvrier.ère comme la pénurie d’emploi bien connue; la création d’intitulés de postes toujours plus nombreux et toujours plus abstraits; l’incitation à l’éducation et à la formation continues («s’améliorer» soi-même); la perte de possibilités de carrière salariée sur le long terme ainsi que des prestations sociales et des retraites; et l’augmentation du travail à temps partiel, à court terme, fragmentaire ou rémunéré à la tâche.

La capacité du capitalisme à atteindre de nouveaux marchés, maintenant que l’expansion géographique et matérielle sont complètes, est fondée sur sa capacité à atteindre toujours plus de nouvelles identités. Ainsi des identités doivent être produites, et produites comme produits. L’identification – c’est-à-dire le processus de recréationnisme – est le dispositif qui produit ces identités.

Chaque nouvelle identité est une nouvelle tour vers laquelle les consommateur.ice.s peuvent affluer pour échapper à la nature désuète des anciennes. Au final – c’est-à-dire bientôt, et très bientôt –, il faudra une tour pour chaque personne (« vous savez, il pourrait y avoir autant de genres qu’il y a de personnes… »), probablement davantage, et l’échelle d’une telle production surpasse de loin les limites des anciens lieux de travail, qui sont basés sur la capacité de la chaîne d’assemblage de fabriquer des produits multiples et identiques. Dans l’économie capitaliste récente, cependant, chaque produit doit avoir l’air unique, a fortiori pour les marchandises-identités. La main-d’œuvre de ce travail « créatif » est déplacée loin des anciens lieux de travail; par impératif social et désir, l’individu est mis au travail, impayé (le travail reproductif – faire des bébés, la lutte des classes, Facebook – est toujours impayé), pour créer de nouvelles identités « pour soi-même » .

Le Spectacle postmoderne est une collection d’images qui doivent de plus en plus être construites uniquement pour chaque individu, le fantôme de la reproduction ne doit pas s’attarder sur l’écran; mais il doit également avoir les moyens d’interagir avec d’autres. Un dispositif de production-spectacle organisé en réseaux sociaux offre à sa/son consommateur-ice un profil et un flux d’informations uniques, mais aussi la capacité d’être «connecté-e» à ses « vrai-e-s » amie-s. Finalement, la réalité est le produit.

La lutte politique ne se résume plus à une guerre d’un parti ou d’une classe contre un-e autre, ni du peuple contre l’État, mais devient le champ de bataille de la guerre sociale menée par une multitude d’identités ou formes-de-vie, les unes contre les autres. Exactement comme la guerre entre les partis à l’intérieur du gouvernement servait à masquer la lutte des classes, aujourd’hui la guerre pour les identités masque la guerre des formes-de-vie.

Dans la guerre pour les tours, l’identité est à la fois la base de la lutte politique et son but. Les luttes menées pour le contrôle de la création et le maintien des identités ne sont désormais pas plus une menace pour l’existant que les luttes pour la fabrication des bébés.

La guerre entre les formes-de-vie n’est pas une guerre entre identités, malgré les apparences. Dans cette guerre le parti négatif est celui du queer, de l’anormal. Le queer constitue la force négative qui est crucialement impliquée dans la prolifération de l’identité par sa lutte pour s’affirmer positivement en dehors du royaume du normal (chaque acte queer positif produit encore une nouvelle position à l’intérieur de la normalité), pour autant seul le queer peut, en dépassant ses limites dans la lutte, menacer de démolir toutes les tours. C’est parce que le queer est en position de détruire le mécanisme de la reproduction qu’il habite et fait vivre (le mécanisme de la différence, de l’anormalité, de l’étrangeté).

Soyons clair-e-s : la révolte queer est l’avant-garde du capitalisme. Car il s’agit pour le moment d’une révolte queer positive et non pas purement négative. Cette dernière ne se distingue pas seulement de la première par sa violence et la destruction – un assaut contre les identités existantes est inhérent à la production de nouvelles identités – mais par ses gestes d’avortement et sa traduction en impuissance. Le fait que nous écrivons ces notes est une preuve suffisante que la tendance purement négative doit encore se révéler pour parvenir à détruire le monde tel que nous le connaissons.

NIHILISME

Anéantir le néant.

Annihiler le vide.

Jusqu’ici, chaque critique de l’ordre social un certain succès alors que chaque proposition pour le nier a seulement alimenté son renforcement ou sa reconfiguration. L’existant est facilement décrit par le discours qu’il contient, mais la force purement négative est indescriptible. Il n’y a aucune raison de croire que l’élaboration discursive du projet purement négatif soit possible. Néanmoins…

L’essence commune de l’ontologie moniste, binaire et pluraliste est l’élévation du sujet à la (singulière ou multiple) substance – l’échec à saisir le néant qui définit la subjectivité. La question « pourquoi suis-je?  » contient sa propre réponse. Sans sujet pour poser la question, la question ne pourrait pas être posée. Aucun appareil reproducteur n’est nécessaire pour créer ou expliquer la subjectivité. L’origine et la définition de la subjectivité est l’abîme; tout le reste se compose de substance qui est construite autour du vide et confondue avec l’individu-e. Quand nous disons que l’individu-e se compose d’un néant, nous disons il n’y a aucun-e individu-e.

L’avant-garde du capitalisme a été confondue avec son ennemi. Étant admis que la destruction de la reproduction est le projet de la négation queer, ce qui a fini par être connu comme « le queer radical » est un projet surtout positif, plutôt que purement négatif. En opposition au monde de genre binaire, au procréationnisme, à la famille, à la politique, au modernisme, au structuralisme, à la dialectique, etc., « la révolte queer » pose en principe le genre pluraliste, le re-créationnisme, le groupe identitaire, l’identification, le postmodernisme, le poststructuralisme, la lutte diversifiée, etc. Ces derniers constituent les dispositifs reproducteurs de l’existant pluraliste.

À un point crucial d’apparition, il y a bien longtemps, la femme s’est établie comme existant plutôt que de plonger le monde moniste de l’Homme dans le vide duquel elle est venue. A un autre moment, le prolétariat a lutté pour garantir sa libération autonome de la bourgeoisie plutôt que pour détruire la bourgeoisie et s’autodétruire entièrement. Au stade déterminé par l’ordre actuel, la force queer se préoccupe de la prolifération des identités plutôt que de leur négation totale.

Dans l’ordre re-créationniste, la vie est perçue comme vide et la mort comme seule évasion. Ce qui n’est pas loin de la vérité. Pour ces singularités qui sont nées ou incorporées dans l’ordre reproductif de l’identification – lequel inclut en ce moment même la femme, le prolétariat, le queer, le hipster, l’anarchiste et tout reste –, le vide n’est plus éprouvé en tant que quelque chose d’extérieur au château, mais en tant que demeurant à l’intérieur.

Tout comme le projet négatif du prolétariat, le projet queer négatif nécessite la négation de l’existant, des dispositifs reproductifs existants et de lui-même. De plus, l’auto-abolition de ce dernier doit avoir lieu non seulement comme mort, mais aussi comme meurtre d’un certain type de mort. C’est parce que même le suicide, ou l’auto-abolition, a été absorbé dans le processus du re-créationnisme. La mort est nécessaire au processus d’autocréation parce que dans l’acte de devenir, on tue l’ancienne version de soi. Afin de détruire le processus reproductif de re-création, le queer doit en détruire la version erronée du suicide. La pulsion de mort queer est un appel au suicide pur, qui est aussi le meurtre pur.

Ce n’est pas une coïncidence que celles et ceux qui théorisent sur les thèmes d’identité de genre pluraliste, de postmodernisme et d’intersectionnalité encouragent le lecteur/sujet a ne pas se tuer et à tuer à la place une partie de soi afin de se réinventer à nouveau.

La disgrâce de l’Homme et l’effondrement des Twin Towers pâlissent par rapport au projet purement négatif d’aujourd’hui, tant sont terribles ses manifestations. Celles-ci sont pourtant indescriptibles, mais si nous pouvions imaginer le monde

entier devenu fœtus avorté, la plongée de l’univers dans un abîme ouvert dans le continuum espace-temps, ou le peuple mondial exhumant des cadavres et les baisant sans fin, nous aurions un aperçu de la mort qu’il cherche à déchaîner. À ceux et celles qui aiment ce monde, la grève humaine ne saurait être vue comme beauté, mais pour celleux qui le détestent, il n’y a rien de plus beau.

Le suicide pur n’est pas le suicide de l’individu-e motivé-e par le désespoir, bien qu’il soit antithétique d’espérer. Ce n’est pas le suicide qui vient d’un moment de désespoir, mais d’un monde entier de désespoir. On ne le décide pas en un instant, mais en l’envisageant longuement et soigneusement. Puisque avant qu’elle se détruise, la singularité purement négative tâche de détruire ce monde, de rendre impuissant ses dispositifs de reproduction et de mettre fin à son son sens du futur.

Si la Tour notre mère notre corps notre sexe brûlait ce soir – l’hypothèse est indéniable, le château a déjà brûlé à l’exception de la Tour, le tour de la Tour viendra, car que reste-t-il d’autre à brûler ? Qu’expliquer de plus qu’une telle Tour, un joyau si parfait de splendeur humaine, puisse ne pas être condamnée et exécutée en ces jours de criminalité perverse ? C’est évidemment une cible, les plans sont en cours d’élaboration… Elle est là, ronde, délicieuse, appétissante, éternelle, enceinte du génie et de livres, et elle n’est pas là. Une bouchée de l’avion. Nous sommes déjà tué-e-s.

Lisez tout à ce sujet dans le journal de demain – si la Tour a brûlé, nous sommes déjà mort-e-s, et demain nous en mourrons.

Si la Tour n’a pas encore brûlé, elle brûlera dans un jour ou deux.

 

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